Between strength and fragility … the covid, accelerator of paradoxes?
(text only in french)
Atteint par le covid, c’est au milieu de ma période d’isolement de 10 jours que j’écris ces lignes!
Cette pandémie nous confronte aux paradoxes de l’espèce humaine: alors que homosapiens a conquis les moindres recoins de la planète, que les progrès de la technologie, de la science et en particulier de la médecine lui ont donné le sentiment d’un maîtrise toujours croissante de son environnement et de son destin, voila qu’un virus incontrôlable le menace,le contraint à s’enfermer chez lui, limite sa mobilité, paralyse l’économie. Avec la crise écologique, d’autres menaces importantes s’esquissent. Homo sapiens est amené à reprendre conscience de sa vulnérabilité. Force et fragilité, tel est le lot de l’humanité!
Je suis éducateur spécialisé. Depuis 2000, j’exerce mon métier dans un Service d’Accompagnement à la Vie Sociale (SAVS) de Grenoble. Ce service en milieu ouvert accompagne des adultes en situation de handicap (handicaps de tout type:
intellectuel, psychique, physique, AVC, sclérose en plaque, maladie évolutive,etc). Les situations sont très diverses et variées; nous nous attachons à mettre en valeur les personnes accompagnées dans leur singularité, au delà de leur handicap. L’ancêtre du service, le Service d’Accompagnement Isère Est fut, dans les années 1980, avec son homologue Service d’Accompagnement Isère Ouest, le premier en France à prendre cette dénomination de “service d’accompagnement”. Dès les années 1960, son directeur, Mr Ferrus, initia un dynamique d’insertion professionnelle des personnes handicapées mentales en milieu ordinaire, via le service de suite d’un CAT. A une époque ou la personne handicapée mentale était encore considérée comme un grand enfant, la philosophie de l’accompagnement visait à réduire considérablement la dimension asymétrique de la relation d’aide. Accompagner consiste à être au coté de la personne dans les différentes circonstances de sa vie. «La relation d’accompagnement est en fait une relation complexe, car il y a bien un aspect de parité de symétrie et de réciprocité.»1 Cela induit un appui sur les compétences et les ressources de la personne, dans une approche de type pouvoir d’agir.
Pendant l’été 2019, était mis en place dans mon service un temps de réflexion clinique avec la nouvelle psychologue. A cette occasion, l’un de nos collègues amena la situation d’un monsieur accompagné depuis plusieurs années. Il décrivit le manque de confiance en soi et les difficultés de cette personne pendant les premières années d’accompagnement, puis tout le chemin parcouru,qui lui permettait maintenant d’envisager de mener sa vie sans l’étayage du service, confiant dans ses capacités et ressources. A la fin d’un échange d’équipe riche, nous concluions que les personnes que nous accompagnons sont, tout comme nousmême, à la fois fortes et fragiles.
Début 2020, l’irruption du virus, les mesures sanitaires et le confinement nous amenèrent à reconsidérer nos modalités d’accompagnement. La question de la vulnérabilité des personnes se posa. Mais à quelle vulnérabilité faisait-on référence? Suivant les critères de vulnérabilité lié au covid (les personnes risquant de développer une forme grave d’infection), nous avions pu déterminer facilement la liste des personnes concernées: antécédents cardiovasculaires, pathologie respiratoire chronique, diabète, âge, obésité, maladie chronique, etc. Parmi les 15 personnes que j’accompagnais alors, une minorité relevait de ces critères, et c’est certainement aussi le cas au sein de l’ensemble des personnes que nous accompagnons. Toutefois, pour certains collègues, toute personne que nous accompagnons serait vulnérable. Mais alors de quelle vulnérabilité parle-t-on? De vulnérabilité psychique? Effectivement, certaines personnes que nous accompagnons ont décompensé à l’occasion de cette période si particulière. Mais c’est loin d’être le cas pour tous. D’autres ont montré parfois des ressources étonnantes pour faire face à la situation. Parmi les personnes que j’accompagne, quasiment aucune de celles ayant un handicap psychique n’a vu sa situation se détériorer (notamment certains qui avaient connu des hospitalisations psychiatriques les années précédentes). Nous avons toutefois porté une attention particulière à ceux pour lesquels une fragilité
A trop regarder comme vulnérable la personne accompagnée, on court le risque de justifier l’accentuation de notre pouvoir de décision dans la relation d’aide, et de prescrire à l’autre ce que l’on pense être bon pour lui. L’enfer est pavé de bonnes intentions! Si l’on extrapole, la vulnérabilité a été – et est encore – un des arguments de la domination de la moitié de l’humanité maintenue longtemps dans un statut de mineur à vie: ne disait-on pas que la femme est faible et fragile?
A l’inverse, dans un pôle opposé de l’accompagnement peut se nicher une autre dérive, «qui est peut-être la dérive paradoxale extrème: c’est considérer que l’individu a tous les moyens de décider de lui-même et le renvoyer à une autonomie et une responsabilité, qui peut être perçue trop lourde pour lui.»
2Dès mes premières années d’exercice en SAVS, j’avais pu prendre conscience, au travers des discussions d’équipe, de ces deux postures extrêmes (d’un coté un regard centré sur les difficultés et faiblesse de la personne,et de l’autre, une affirmation extrêmement forte de son autonomie et de sa responsabilité). Cela m’a conduit à considérer que l’accompagnement comportait une dimension paradoxale irréductible, qu’il fallait naviguer entre différents pôles, en prenant en compte à la fois les forces et les fragilités des personnes accompagnées … et surtout ne jamais oublier que nous-même (les supposés nonhandicapés), nous avons aussi nos points de fragilité, susceptibles de nous faire basculer dans les difficultés (la maladie qui frappe soudainement, la dépression, un de nos proches jusqu’alors intégré et sans problème particulier qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique, etc). La lecture de l’ouvrage de Michel Autès Les Paradoxes du Travail Social m’a confirmé que le travail social dans son ensemble était traversé par des paradoxes
3.Le virus nous met aussi devant de multiples paradoxes, notamment celui d’être potentiellement sa victime et en même temps son propagateur. Avec l’isolement social, le remède ne risque-t-il pas d’être pire que le mal? Les choix à faire peuvent être parfois cornélliens. Le SARS-COV se transmet principalement par les liquides du corps, en premier lieu la salive et les gouttelettes respiratoires. Cela m’a renvoyé à un sujet que j’ai étudié: les représentations sociales de la folie. La psychologue sociale Denise Jodelet y a consacré une étude très fouillée4: elle s’est intéressé aux représentations de familles d’accueil (les « nourricières ») hébergeant des patients de l’hôpital psychiatrique de Ainay-le-Château. Il s’agit là d’une expérience novatrice de sortie des “fous” de l’enfermement. Jodelet découvrit que, malgré tout, des attitudes de mise à l’écart des malades subsistaient dans l’ensemble des familles, et notamment via le partage des eaux:cela prenait la forme de mesures protectrices contre les liquides du corps: le lavage du linge des patients à part, en raison de la transpiration, susceptible de transmettre la maladie; le lavage de la vaisselle à part, la salive étant jugée encore plus dangereuse que la transpiration. Ces attitudes rejoignaient des croyances populaires anciennes concernant la dangerosité des liquides du corps. Des recherches ultérieures sur le même thème ont montré une diversité et une évolutivité des représentations du handicap psychique, et ce champ de recherche reste ouvert. J’ai tendance à penser que, chez un même soignant ou accompagnateur, diverses représentations, parfois divergentes, peuvent coexister. Il faut en avoir conscience, ainsi que de la possibilité d’un impact de la pandémie sur les représentations sociales du grand public . Une petite anedocte pour finir: un monsieur accompagné, schizophrène stabilisé, auprès de qui je m’inquiétais de savoir s’il avait une pathologie médicale susceptible de le classer dans les personnes à risque, me répondît par la négative et ajouta: «je suis schizophrène, mais ça n’est pas contagieux!»
Lionel FRAISSE
lionel.fraisse38@gmail.com
1 L’accompagnement social. Histoire d’un mouvement, concepts et pratiques. Mouvement pour l’accompagnement et l’insertion sociale (MAIS), 2010, chapitre 6 , M.-O. BRUNEAU, p. 80 était repérée.
2 Conférence d’A. Chauvet sur l’art d’accompagner , dans le cadre de la journée d’étude 2020-2021 du CNAMINETOP
“Accompagnement versus médiation, postures en question”. A écouter sur: https://www.youtubenocookie.
com/embed/hfjrhyzBhso (à partir de 17’15 pour l’extrait cité)
3 Les Paradoxes du travail social. Autès M. Dunod. 2013
4 Folies et représentations sociales. Jodelet D. PUF; 1989
L’article au format PDF : Force et fragilité – article pour ASH 2021